D'autres belles photos blues de Daniel Czerniejewski
Un pianiste n'a pas néces-
sairement les doigts
délicats. Quand ceux de Champion Jack Dupree ne dansaient pas sur un clavier, ils atterrissaient, serrés, sur des mentons : la vie tumultueuse de
ce bluesman le vit gagner son pain, entre autres, comme boxeur.
La vie en question n'avait pas commencé sous des
couleurs roses. William Thomas Dupree, né en 1910 à New Orleans, perdit ses
parents dans un incendie - allumé, disait-il parfois, par le Ku Klux Klan -, et se
retrouva dans un orphelinat, le Colored Waifs Home for Boys, qui abrita aussi
Louis Armstrong. Un prêtre italien qui officiait dans l'institution eut (qu'il en
soit béni) la bonne idée de faire découvrir le piano au gamin. Quand, à quatorze
ans, celui-ci échoua dans les rues et dut subsister par les moyens du bord,
il joua dans les boîtes chaudes de la ville, et copina avec l'un des
dieux locaux du clavier, le fabuleux "Professor Longhair" Roy Byrd, ainsi
qu'avec d'autres pointures pianistiques louisianaises, Tuts Washington et Willie
"Drive Them Down" Hall.
Dupree erra ensuite à Detroit, Indianapolis et Chicago.
Décidément, le destin lui réservait de bonnes rencontres : après le prêtre
claviérophile et Professor Longhair, ce fut le champion du monde des poids
lourds Joe Louis qui le prit sous son aile et
en
fit un boxeur professionnel respecté - d'où le surnom de "Champion Jack". En
1940, il raccrocha ses gants et abandonna le ring pour la scène. La guerre lui
valut deux ans d'interruption de carrière, passés dans les prisons japonaises.
Après les hostilités, direction New York, pour une carrière de musicien
respecté, apprécié, mais sans guère de présence dans les hit-parades, malgré de
nombreux enregistrements.
En 1958, Dupree quitta les USA et leur racisme pour
l'Europe, et vécut en Suisse, en France, en Grande-Bretagne, au Danemark, en
Allemagne. C'est en Europe qu'il enregistra une bonne part de ses nombreux
albums, et il fallut attendre 1990 (il avait 79 ans !) pour qu'il acceptât de se
produire au New Orleans Jazz and Heritage Festival. Il n'avait plus mis les
pieds dans sa ville natale depuis 1954, mais son retour fut triomphal - le
concert fut d'ailleurs suivi d'enregistrements, d'un retour au même festival en
1991 et d'une participation au Chicago Blues Festival. Ce come-back éblouissant
fut un chant du cygne : Champion Jack Dupree décéda, à Hanovre où il résidait,
en 1992.
Découvrir la musique de Champion Jack Dupree, c'est
prendre dans la figure deux chocs : sa voix et son jeu. La première est
métallique, vibrante, puissante, d'une puissance qui plie parfois sous le poids
de l'émotion. Le second mêle les arpèges un peu latino de New Orleans au
martèlement du boogie et aux lignes traditionnelles du blues - traitées avec
rudesse et originalité. Traditionnelles, beaucoup de compositions le sont,
souvent basées sur le schéma "12 mesures et trois accords", ce qui n'empêche pas
les surprises, par exemple les percussions foisonnantes de "Yella Pocahontas" :
Bo Diddley les a repiquées pour en faire sa signature, et le tube de Johnny Otis
"Willie and the Hand Jive" en est une copie conforme. Ce n'est pas la seule
graine signée Dupree qui ait donné de beaux rejets. Quand résonne le début de
"Junkers Blues" (Dupree lui-même l'avait appris de Willie Hall, qui ne l'a
jamais enregistré), on ne peut que penser à Fats Domino et à son premier tube,
"The Fat Man". Cette mélodie eut une riche carrière, puisqu'elle fut reprise par
Professor Longhair ("Tipitina") et par Lloyd Price ("Lawdy Miss Clawdy", qui fut
ensuite enregistré par Elvis Presley).
Tradition aussi dans la manière qu'a Dupree de passer
du rôle de chanteur à celui de conteur - encore une fois, écho du terreau que
furent les boîtes, dancings, bordels où tant de musiciens se forgèrent et où
conserver l'attention du public exigeait pas mal de versatilité. Les sujets sont
souvent sombres : drogue, alcool, prostitution, prison, misère et racisme y
tiennent une large place, alors que l'auteur ne buvait que très modérément et ne
recourait pas à la drogue (la misère et le racisme, par contre, il connut).
En revanche, une joie exubérante traverse bien des boogies.
La discographie de Champion Jack Dupree est d'une
richesse vertigineuse. Pour ne rien simplifier, pas mal de morceaux existent en
plusieurs versions, parfois très différentes. Parmi ces innombrables
enregistrements, on trouve aussi bien des morceaux en solo ou en duo qu'avec des
formations plus importantes et même des sections de cuivres. "Blues From The
Gutter" ("Blues venu du caniveau") est considéré comme l'album le plus représentatif.
L'auteur
de ces lignes éprouve une tendresse particulière pour "Mercy On Me" ("I'm
Growing Older Every Day", "I Hate to Be Alone" et une version rapide de "When
I've Been Drinking") et pour "The Sonet Blues Story : Champion Jack Dupree"
("One Scotch one Bourbon One Beer", "Drinking and Gambling"), très musclé,
enregistré en 1971 avec des musiciens britanniques. "Blues Masters Vol. 6"
comporte des versions de grands standards ("Careless Love", "Diggin' My Potatoes",
See See Rider"). Sur le seul Itunes, vous trouvez 17 albums, ce qui n'est encore
qu'un aperçu : sur
http://www.wirz.de/music/duprefrm.htm , une
tentative de compilation dénombre, 78 tours compris, 179 disques, et l'auteur
présente ses excuses parce que la liste est encore incomplète...
Retour
au haut de la page